Arts visuels
Entre ombres et textiles — une conversation avec Ulla von Brandenburg
Artiste plasticienne au parcours transdisciplinaire, Ulla von Brandenburg explore les liens entre théâtre, film, textile et récit. Elle a été invitée par JAP - Jeunesse et Arts Plastiques et l’ambassade de France en Belgique a investir la vitrine Entre deux portes. À cette occasion, elle nous présente les coulisses d’un projet nourri par une résidence récente au Japon, à la Villa Kujoyama, soutenue par la Fondation Bettencourt Schueller, entre recherche sur les teintures traditionnelles et exploration de figures mythiques.
Dans cet entretien, elle revient sur son parcours, son approche transdisciplinaire et sa manière singulière d’investir la vitrine comme espace scénique miniature, propice à la projection, à la contemplation et à l’éveil d’imaginaires pluriels.
Pourriez-vous présenter en quelques mots ?
Je m'appelle Ulla von Brandenburg. Je suis artiste plasticienne depuis 25 ans et j'ai commencé mes études de scénographie dans une école de beaux-arts à Karlsruhe.
J'ai beaucoup travaillé pour des théâtres comme assistante en costumes et en scénographie. Mais ensuite, je voulais me pencher plus vers l’art, sans barrières, sans application précise, comme c’est le cas dans le théâtre. J’ai donc fait des études de beaux-arts à Hambourg. Je suis devenue artiste et j’ai tout de suite fait des expos, j’ai eu des galeries et ça a commencé très vite pour moi.
J’enseigne également depuis 8 ans à l’école de beaux-arts à Karlsruhe.
Comment définiriez votre pratique artistique ?
C’est important que ma pratique soit transdisciplinaire car je travaille dans plusieurs disciplines et avec plusieurs techniques. Je dirais que mon travail est time based, il y a toujours un élément qui est lié au temps et à l’espace.
Je travaille souvent avec d’autres gens, avec des groupes, pour développer des histoires. D’une certaine manière, il y a aussi le tissu et la couleur qui sont toujours là et les films qui sont en fait la partie la plus importante de mon travail.
L’exposition dans la vitrine Entre deux portes est nourrie par votre résidence au Japon. Quelles ont été vos inspirations ?
L’année dernière, j’ai fait une résidence de cinq mois à la Villa Kuyojama, à Kyoto. Je suis allée là-bas pour des recherches dans les différentes pratiques de teinture de tissus. Au Japon évidemment, l’artisanat est très fort et aussi beaucoup valorisé dans la culture japonaise. Ils ont gardé des techniques très élaborées et des idées très différentes pour appliquer des motifs sur le tissu. C’était spécialement l’indigo qui m’intéressait — izumi en japonais, une variété d’indigo japonais faite avec un processus de fermentation très spécifique grâce auquel ce magnifique bleu en ressort.
L’autre partie de mes recherches portaient sur les différentes techniques de théâtre, comme le théâtre nô qui est plutôt une pratique et le butō. J’ai fait aussi un film en 16 milimètres sur les yôkai — ces fantômes ou ces êtres mystiques au Japon, qu’on retrouve beaucoup dans les mangas ou même les Pokémon. Des êtres qui ne sont pas vraiment visibles, mais qui existent quand même. Dans la vitrine, ce n’était pas possible de montrer un film, il s’agit plutôt d’une exposition. Comme je disais, le temps est toujours important. Là, c’est plutôt un temps "congelé" qui est présenté dans la vitrine.
Quels autre savoir-faire ou traditions japonaises ont influencé votre travail lors de cette résidence ?
Il y a une technique qui s’appelle le shibori. C’est une technique qu’on fait avec des fils, de la couture et des nœuds. On coud, on noue des parties d’un tissu, puis on les teint. Là où c’est noué, la teinture ne pénètre pas et crée donc des motifs.
Il y a aussi la technique du katazome. On utilise un katagami, un pochoir avec une forme spécifique. On racle de la pâte de riz dessus, on laisse sécher, on teint, puis on lave : la pâte empêche la teinture de pénétrer à certains endroits. Au Japon, j’ai surtout travaillé avec un sensei à Kasaka, près de Kyoto, qui fait du katazome. Il crée lui-même ses kata (pochoirs). On a fait de grands kakemono, des tissus de la taille d’une porte, qui seront montrés à la galerie Konzept, du 24 mai au 26 juillet 2025.
La troisième technique, c’est le roketsu. C’est un peu similaire à la technique avec du riz sauf que c’est avec de la cire. On dessine des motifs là où on ne veut pas que la teinture aille et puis, on laisse sécher. On peut également cruncher la cire pour que la teinture puisse également pénétrer au niveau des fissures. En enlevant la cire, on peut avoir des motifs très précis. C’est une technique qu’on retrouve aussi en Indonésie.
Dans la vitrine, vous avez principalement utilisé les ombres et les textiles. Qu’est-ce qui vous attire dans ces deux éléments ?
Le textile est la matière avec laquelle je travaille depuis toujours. C’est une matière flexible, transportable. On peut la teinter, la manipuler. Il s’agit aussi d’une matière économique, une matière qui nous concerne tous, une matière souple et vivante — la première matière qui nous touche, parce qu’on est tous habillé dans du tissu. Et ça m’intéresse beaucoup, cette matière qui est quotidienne, mais qui peut aussi être complètement autre chose comme par exemple être utilisée pour créer de grandes architectures.
En ce qui concerne les ombres, j’ai déjà fait plusieurs théâtres d’ombres en film et en performance. Parce que l’ombre, chacun de nous en a une évidemment. Il y a cette histoire, celle de Pierre Schlemihl qui perd son ombre car il la vend au diable. C’est grave parce qu’il y a cette dualité qui nous concerne tous, qui est perdue si on ne possède plus d’ombre. L’ombre est une image de l’inconscient, une image qu’on ne peut pas contrôler, une image de l’autre soi. Elle est toujours interprétable parce que c’est une image plate, en deux dimensions, d’une couleur grise ou noire. C’est aussi une surface de projection.
Au Japon, les ombres m’ont particulièrement intéressée. Junichirô Tanizaki, qui a écrit L’éloge de l’ombre, avance la thèse qu’il y a plus d’ombres au Japon et en Orient qu’en Occident. Depuis le modernisme, les Occidentaux ont chassé les ombres de leurs espaces de vie. Ils ne supportent pas l’ombre, sur base de la psychanalyse de Freud, on veut éclairer tout recoin en nous-même et on ne supporte plus les ombres. Dans son livre, Tanizaki met en opposition ces deux mondes : l’Orient et l’Occident. Il explique pourquoi, nous, dans l’Occident, avec notre lumière omniprésente et l’architecture moderniste, on a perdu les ombres et notre inconscience.
Vous mêlez souvent théâtre, rituel populaire et art visuel. Quel est votre objectif ? Que cherchez-vous à provoquer chez le spectateur ?
Je cherche avant tout à raconter des histoires... sans forcément qu’il y ait un sens précis. J’aime bien ouvrir des mondes qui ne sont pas décrits de façon précises, mais qui sont plutôt des invitations à entrer dans d’autres mondes, où l’on peut trouver des choses qui nous lient à un monde de rêve, un monde inconscient. Quand je parle des “ombres”, c’est aussi l’idée de se reconnecter avec nos ombres, des choses refoulées comme les peurs. Ce sont de “grands mots”, je ne sais pas du tout si ça marche, mais c’est ce que j’aimerais bien faire.
La vitrine vous a-t-elle permis de raconter quelque chose de nouveau ?
Je trouve que la vitrine est un espace super intéressant. C’est un lieu fermé, mais en marchant autour, on peut changer d’angle et les objets changent. C’est un peu comme des petites scènes. Pour moi, c’est un espace très théâtral. On ne peut pas pénétrer l’espace scénique, il y a toujours une séparation entre le public et la scène, c’est quelque chose qu’on regarde de l’extérieur. Parce que c’est un espace-temps limité, on peut vraiment jouer avec ces limitations. J’ai donc essayé de créer des mini-scènes où il y a différentes choses qui s’y passent. Bien que les vitrines ne soient pas très profondes, il y a quand même une profondeur et on peut jouer avec ça : mettre des choses devant, contre la vitre, au fond, ou au milieu. Ça permet de construire une spatialité.
Ce que j’aime aussi avec les vitrines, c’est que c’est visible par tout le monde. Même par des gens qui ne sont pas forcément intéressés par l’art. Peut-être que ça pose des questions à des personnes qui ne seraient pas allées dans un musée. Il y a moins de seuils à passer comme dans un musée. On peut juste regarder. Il n’y a pas non plus d’horaires : c’est toujours ouvert, on peut donc regarder la vitrine à tout moment.
Ce dispositif, “Entre deux portes” a été créé pendant le covid et je trouve ça très intéressant. Pendant le covid – qui était horrible pour beaucoup d’artistes – on avait l’impression que plus personne n’avait besoin de nous. Mais les vitrines, elles, restaient faisables même à ce moment-là.